Né il y a tout juste cent ans, Goran Yarmin obtint son premier prix Nobel, celui de littérature, à l’âge très jeune de quarante ans après avoir écrit des milliers de pages d’une œuvre complexe, autobiographique, scientifique, psychologique, économique et très littéraire qu’il sut mettre à la portée de tous.

Son deuxième prix Nobel, celui d’économie, lui fut attribué quarante ans plus tard de façon totalement inédite mais pas vraiment inattendue. La suite de son œuvre avait pris une telle densité qu’elle surpassait tout ce qui avait jamais été écrit tant au niveau littéraire qu’au plan économique, jetant par terre toutes les théories qui tentaient en vain de maintenir en un faible équilibre le monde du début du XXIème siècle. Il avait ainsi entièrement et fidèlement imaginé la société mondiale d’aujourd’hui. Beaucoup ne voyaient en cela aucun prodige se convaincant qu’il n’était qu’un simple voyageur temporel tant sa vision avait été parfaite, anticipant de vingt ans toutes les avancées technologiques, prédisant toutes les révolutions industrielles, tous les nouveaux paradigmes économiques et politiques, tous les changements sociétaux.

Une des rares interviews de Yarmin avait été donnée récemment à l’occasion de son centième anniversaire. Cette intervention avait été l’occasion pour lui de réfuter ses détracteurs :
        – Goran Yarmin bonjour, commença la journaliste, que répondez-vous à tous ces gens qui pensent que vous avez le pouvoir de voyager dans le temps et en particulier dans le futur ?
         – Je les rassure, je n’ai pas inventé de machine pour cela, malheureusement, et puis je ne crois pas à la possibilité du voyage temporel. Tous les récits et les scenarii qui s’y sont essayés s’effondrent à un moment donné comme un mauvais soufflé. Le seul voyage possible ne peut explorer que le passé, par la contemplation des étoiles, par le prélèvement des couches les plus profondes des rares glaces éternelles qu’il nous reste, par l’étude minutieuse des tourbières. Alors oui, bien comprendre notre Histoire permet de mieux appréhender notre futur. C’est juste ce que j’essaie de faire, observer et comprendre.
          – Dans un de vos premiers romans, « Amazonia », vous anticipiez déjà la prise de pouvoir des femmes alors que ce n’est qu’aujourd’hui qu’elles occupent les plus hautes responsabilités dans le monde entier.
          – Ce n’était pas très compliqué à prévoir, juste un peu de recul par rapport à l’Histoire, par rapport à la bêtise d’hommes restés martiaux, mimétiques et grégaires nous entraînant vers plus de guerres, davantage d’inégalités, d’appât effréné du gain jusqu’à voir le fond du flacon, l’échec du marché, de la religion et de la démocratie. Il fallait que cela cesse au risque de voir l’être humain disparaître prématurément même si nous savons tous que notre monde s’éteindra sans l’homme tout comme il a été absent lors de sa création. Claude Levi-Strauss nous le rappelait déjà il y a tout juste cent ans, l’année de ma naissance. La femme avec son esprit si différent était pour moi la seule voie de survie comme beaucoup d’autres l’avaient déjà pressenti auparavant, en particulier Houellebecq – qui continue de m’inspirer encore aujourd’hui – avec son « DEMAIN SERA FEMININ ». Il n’avait juste pas anticipé que les femmes seraient aussi courageuses et intelligentes pour priver les hommes de leur pouvoir par la généralisation de la Procréation Médicalement Assistée suivie de la confiscation légale des urnes. La force physique, seul avantage séculaire et incontesté des hommes sur les femmes était ainsi vaincue par l’esprit tel Ulysse terrassant le Cyclope.
          – Dans « Econominus », un autre de vos romans fondateur, vous prévoyiez la disparition du marché et donc de la monnaie, « cette folle invention de l’homme qui faillit précipiter sa chute » comme le dit votre héros.
          – Oui, c’est également vrai, mais encore une fois je n’ai fait qu’observer. Attention, dire cela signifierait que je suis seul à posséder ce pouvoir, que le reste du monde n’en est pas capable, que tout un chacun est stupide. Non. L’être humain le plus con de la terre voyait bien les ravages engendrés par l’argent. Inégalités devenues insupportables, néo-féodalités économiques et étatiques, corruptions à dimensions industrielles, mafias plus puissantes qu’un Etat. On ne pouvait pas continuer sur cette voie. Malgré tous les avertissements les marchés financiers ont continué à croire que la terre était plate, à appliquer des lois obsolètes basées sur les grands nombres sans prendre sérieusement en compte les accidents et variations statistiques hors normes qui pourtant se multipliaient. Les fonds de pension, leurs actionnaires et les traders devenus leurs esclaves ne pouvaient pas l’emporter. Les probabilités qui nous ont permis enfin de comprendre notre univers ont montré leurs limites lorsqu’elles sont trop strictement appliquées à l’économie. Parallèlement la monnaie électronique devenue encore plus volatile que le cash devenait le refuge béni de tous les trafics, de toutes les corruptions à des échelles mondiales qui dépassaient de loin les pouvoirs nationaux et même continentaux. Il fallait stopper cela au risque d’un retour au moyen âge.
          – Dans ce cas précis les politiques sont même allés au-delà de votre vision, poursuivit la journaliste, en supprimant également de la Loi toute notion de propriété individuelle. Qu’avez-vous pensé lorsque le décret a été appliqué ?
            – J’ai redouté la guerre civile dans un premier temps puis je me suis rendu compte du courage et de la nécessite de le faire. L’augmentation massive des impôts durant le premier quart de notre siècle obligeât les possédants à payer bien au-delà de leurs ressources sauf à tout dissimuler ce qui commençait à se généraliser. La propriété collective devint l’unique issue. Il ne servait plus à rien de posséder quoique ce fût. Les biens et les objets ont retrouvé leur simple valeur d’utilité au travers d’un partage intelligent via les réseaux.
          – Vous n’avez pourtant pas convaincu à l’époque. Il a fallu attendre des dizaines d’années que la science progresse, que le monde se balance dangereusement au bord du précipice pour voir la justesse de votre vision éclater au grand jour.
          – Là encore aucune magie. Aucun modèle extraterrestre ne nous était proposé – et nous savons aujourd’hui qu’il n’y en aura jamais puisque nous sommes définitivement sûrs d’être les seuls êtres vivants dans notre univers -, comme aucune théorie ne pouvait nous éloigner durablement du chaos. Seul l’ordinateur quantique était capable de nous donner des réponses objectives puisqu’il n’avait pas besoin d’être programmé par l’homme et donc influencé par lui. Et j’affirme encore ici n’être intervenu en aucune façon dans la conception et la fabrication de QuantiK. Le seul mérite en revient à John Kappa, c’est bien lui le héros que vous recherchez, le premier à avoir su vraiment apprivoiser les Qubits. Mais il est trop modeste, je le connais bien, il ne manquerait pas de faire l’éloge de Planck, d’Einstein, de Turing, de Von Neumann et d’autres grands noms encore avant de vous avouer l’importance de son propre travail.
          – Vous comprenez tout de même l’étonnement du monde entier lorsque le calculateur QuantiK a validé l’ensemble de vos théories. Beaucoup y ont vu une supercherie et de longs mois ont été nécessaires pour lever le doute scientifiquement.
            – Oui, je comprends parfaitement. Après tout Einstein a attendu lui aussi quelques années avant que la relativité générale soit prouvée par l’observation et définitivement validée aujourd’hui grâce encore une fois à QuantiK. Joli pied de nez à l’Histoire ! Einstein aura lutté toute sa vie pour que la physique ne doive rien au hasard et ce sont les théories quantiques probabilistes qui lui donnent raison à la fin . Je ne suis pas un scientifique, je n’attendais pas autant de reconnaissance. Je ne voulais rien imposer par mes livres. Il s’agissait avant tout de fiction, éclairée certes, mais de fiction tout de même. Jamais aucun roman n’a vraiment changé le monde vous savez. Je ne pensais sincèrement pas que les miens puissent l’influencer.
          – Et pourtant. Vous avez acquis depuis une formidable notoriété. Auprès de tous les dirigeants du monde, dans toutes les communautés scientifiques et économiques, sur tous les réseaux d’information alors que vous y êtes complètement absent, que vous ne voulez rencontrer personne physiquement ni faire aucune des conférences que l’on vous réclame si fort. Pourquoi cette invisibilité ? Difficile de croire à un excès de modestie.
          – Effectivement, ce n’est pas de cet ordre. Il s’agit plutôt de rester le plus éloigné possible de toute source d’interférence, de toute influence négative ou même positive qui fausserait un tant soit peu ma vision, mon analyse. Je n’ai jamais recherché que la fiction pure, sans attache dans aucune réalité du moment. Pourquoi ces fictions se sont confondues effectivement avec le monde réel bien des années après ? Je n’en sais rien moi-même. Si j’étais croyant je penserais n’être que le médium d’une force supérieur ou divine. Je ne le suis pas.
          – Oui, reprit la journaliste, cela vous nous l’avez également brillamment exposé dans « Philonatura », votre dernier roman édité il y a dix ans maintenant où vous décrivez un monde sans religion, apaisé, dans lequel l’homme et son seul esprit sont au centre d’une nature prodigue sans plus de Dieu pour la diriger.
          – Ce monde est tout de même loin d’être idéal, répondit Yarmin. La fiction me permet juste d’imaginer les relations humaines qui pourraient exister en l’absence de croyances divines, en y incluant également l’Economie, Dieu suprême du marché qui a fait certainement autant si ce n’est plus de victimes que toutes les religions réunies. Alors ces relations entre individus prennent bien sûr une autre dimension mais elles se révèlent également sources de déchirements, de trahisons, de joies nouvelles aussi, mais surtout de pensées plus positives basées sur l’altruisme et l’amour sans condition. Mais encore une fois je n’ai fait que suivre la voie déjà tracée par d’illustres prédécesseurs pour la plupart philosophes. Je ne prends qu’un chemin différent.
          – La religion est aujourd’hui moins présente qu’auparavant mais elle est bien toujours là. Le regrettez-vous ?
          – Je ne veux prescrire aucun de mes textes, je ne suis pas un essayiste, définitivement. Je constate simplement que la religion, quelle qu’elle soit, était aussi une affaire d’hommes. Son déclin se comprend aisément avec la prise de pouvoir des femmes. Nous sommes tous issus de la même origine cosmique, des mêmes poussières d’étoiles. Nous savons maintenant que le Big Bang n’est pas à l’origine de TOUT, qu’il n’est lui aussi qu’une infime partie du puzzle de la vie, que d’autres univers parallèles au notre existent, où le temps et l’espace n’existent plus ou pas encore . Y-aurait-il alors plusieurs Dieux qui ne se connaîtraient même pas ? Y-a-t-il vraiment une seule origine à TOUT ? Je n’y crois pas. Il faudrait pour cela que le temps soit universel, qu’il existe sans nous or ce sont bien les hommes qui l’ont inventé comme les Dieux qu’ils ont créés pour se consoler d’être si petits. La notion de temps est elle aussi religieuse. Il faudra bien s’en débarrasser un jour comme de la gravité qui nous plaque à la surface de notre pauvre planète. Seul l’esprit intelligent et raisonnable a la capacité de vaincre ces forces, de comprendre l’univers dans son ensemble et même au-delà sans avoir besoin de voyager physiquement. Tout le monde peut ainsi par de simples expériences de pensée, grâce à sa seule imagination et à son intelligence se transporter de l’autre côté de l’univers, ce qui reste encore impossible pour nos pauvres corps… pour l’instant ! Grâce encore une fois à QuantiK, les trous de ver peuvent devenir réalité avant longtemps, comme tous les phénomènes cosmiques purement pensés au début du vingtième siècle par tous ces physiciens de génie privés de notre technologie et dont la mécanique quantique, l’expansion de l’univers, les trous noirs et autres ondes gravitationnelles ont été vérifiés depuis.
          – A quand votre prochain ouvrage ? Finit de questionner la journaliste.
          – Très bientôt, au début du printemps, mais vous n’arriverez pas à me faire avouer son sujet, conclut Yarmin avec un demi-sourire malicieux.
          – Je n’essaierai donc pas bien que votre conclusion nous donne des indices intéressants. Sourit également la journaliste avec un air entendu.
          – Encore un grand merci à vous Monsieur Yarmin pour cette interview exclusive et pour nous avoir si bien reçus dans votre merveilleuse maison si chaleureuse.

Laisser un commentaire